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Il y a une quinzaine d'annees, j'ai rédigé un article sur Kato intitulé "Sensation de l'envol" pour le catalogue de son exposition personnelle au Seibu Art Forum de Tokyo.
Kato, qui avait gagné la France en 1958, avec l'aspiration non avouée de tester ses capacités dans la voie de la peinture, avait déjà, en 1987, conçu un style solide et original, résultant de trente ans d'expérience parisienne.
Ses uvres, emplies d'énergie revigorante, évoquent des esprits éoliens non visibles voguant librement dans la lumière transparente du matin.Parmi les éléments essentiels qui composent ses tableaux se détachent les formes fuselées aux pointes acérées capables de fendre l'air. Ces lignes et ces formes, tout en contenant une intense sensation de vitesse, ne sont jamais raides. Elles tracent et expriment un monde fluide, aux contours souples et élégants, évoquant les mouvements des robes de plumes portées par les "Ten-nyo", nymphes célestes de la légende japonaise.
Ses toiles, où d'innombrables formes aux luminosités multicolores se répondent et se superposent l'une sur l'autre, nous donnent le sentiment grisant de voler dans un espase infini, en nous libérant des contraintes terrestres. Certes,ces images nous suggèrent des mouvements dynamiques. Toutefois, l'artiste n'a pas peint
"l'objet" du vol ni enregistré les traces de l'envol.
Autrefois, les peintres futuristes, pour exprimer le mouvement, selon la sensibilité de leur temps, représentaient par exemple la course d'un chien par les phases successives du mouvement de ses pattes alignées sur une même toile, comme si on avait reproduit une succession d'instantanés photographiques. Mais ce qui était dessiné, était tout de même "l'objet" - les pattes du chien - et les traces de son image fixées sur la rétine.
Le monde créatif de Kato efface toute trace d'objet et nous communique directement la sensation de l'envol en dépassant son existence matérielle.
Depuis des siècles, les tentatives de peindre des images d'envol se sont succédées, que ce soit en Occident ou Orient. En Occident, c'est le cas des anges de l'art chrétien ou des messagers de l'Olympe dans la mythologie grecque. En Orient, on trouve, entre autres, les anges célestes volants ("Hiten") utilisés pour sublimer les décors des temples bouddhistes, ainsi que les "Ten-nyo". Tous représentent le corps humain prenant son envol.
Il est intéressant de noter que les anges de l'art chrétien ou les messagers de l'Olympe de la mythologie grecque, comme par exemple le dieu Hermès, possèdent des ailes. Les anges apparaissent toujours avec des ailes sur leurs épaules, ou les portent comme dans certaines représentations d'Hermès, sur leurs casques ou aux pieds. En Orient, par contre, ni les "Hiten" ni les "Ten-nyo" ne possèdent d'ailes.
Il est naturel de croire que puisqu'ils doivent s'envoler, ces personnages devraient avoir des ailes comme des oiseaux, ce qui reflète le caractère logique de la pensée occidentale. Quant à elle, la pensée orientale prend la liberté de franchir cette logique. La robe de plumes des "Ten-nyo" ou les robes célestes de "Hiten" qui doucement flottent au gré du vent ne sont pas des outils de l'envol au sens où le signifient les ailes. Elles montrent simplement que les personnages sont au milieu des airs. Les peintres de l'Occident ont peint les outils de l'envol tandis que ceux de l'Orient, y compris les Japonais, ont voulu exprimer l'envol même.
La "sensation de l'envol" transmise par les uvres de Kato paraît s'enraciner dans les profondeurs de cette subtilité orientale.
Les peintures de Kato s'appuient sur une admirable et riche harmonie de couleurs et un art très délicat de l'équilibre; certains occidentaux ont perçu, sous cette apparente simplicité, un mystère, une plénitude énigmatique, sans doute parce qu'ils ont saisi sur les toiles une richesse étrange qui va au–delà de la logique rationnelle.
Il va de soi que les uvres de Kato, ayant mûri au contact des milieux artistiques français, où se développent les tentatives les plus diverses de renouvellement, font preuve d'une fraîcheur toute contemporaine; mais c'est parce qu'elles se ressourcent au plus profond de la sensibilité traditionnelle de son pays natal qu'elles créent un univers d'expression pur et exquis. |
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Kato appartient à cette grande lignée d'artistes qui ont fait de Paris un centre mondial de la création contemporaine. Paris! De sa glorieuse histoire jaillit un appel irrésistible vers l'art, donc vers I'avenir. Au début de ce siècle, des peintres, des sculpteurs furent attirés par l'atmosphère incomparable de la Ville. Ils connurent des artistes de France et trouvèrent dans d'exaltantes confrontations le chemin pour se révéler et s'accomplir.
Ce fait unique dans l'histoire de l'art se poursuit de nos jours. Avec des sources d'inspirations les plus diverses, ces peintres, comme Kato, forment l'École de Paris qui, grâce à tous, Français et étrangers, enrichit l'univers de chefs-d'œuvre qui ne pouvaient, semble-t-il, naître qu'à Paris.
Il rejoint ainsi les Renoir, Monet, Matisse, Vlaminck, Picasso, Modigliani, Foujita, Soutine, Chagall. Il retrouve Braque et Kandinsky, Delaunay et Duchamp. Il marche en compagnie d'Utrillo et du Douanier Rousseau. Il rallie Van Gogh et Gauguin et tous les autres qui peuplent aujourd'hui, nos mémoires et nos musées. Kato se range dans la grande tradition de ces peintres qui ont su s 'affranchir au maximum du concept humaniste de ressemblance. Il fait partie de ces artistes qui depuis 1940 se sont appliqués à la recherche de la composition rythmée sans craindre l'effet décoratif.
Sa peinture, issue d'une longue tradition, puise aux sources de la spiritualité japonaise. Elle s'affirme par l'apparition de nouvelles structures et de nouveaux accords qui sont, désormais, entrés dans le répertoire moderne de l'art.
A travers ses tableaux, on perçoit l'alchimie: la refonte des sensations, grâce à quoi cet art neuf a pu se faire jour. Les formes de Kato semblables à des langues de lumière qui parcourent ses toiles n'ont de valeurs que par l'office expressif qu'elles remplissent, par les significations abstraites, donc universelles, qui s'investissent en elles. Ce qui compte ici, c'est le contenu significatif de l'œuvre, la métamorphose inédite dont elle enrichit le réel, cette autre réalité.
L'art de Kato correspond à un trouble physique et spirituel qui s'est accru depuis la dernière guerre. Mais c'est surtout une réponse à cette interrogation que l'on trouve dans ce vaste réseau de formes, de couleurs et de signes.Sa peinture ne nie ni le rationnel ni l'irrationel, ni l'intellect ni les émotions. Elle nous invite à expérimenter directement ce qui est au-delà des images. Elle nous conduit à l'évolution intérieure.
Mais songeons-nous à ce que l'on a transformé en soi, quand le peintre a transformé un trait? Il a éveillé une énergie formatrice qui transformera notre vision du monde. L'univers nous change et nous changeons le monde parce que, quelque part, l'un est devenu l'autre. C'est cela la création, la voix de Kato.
Cet artiste lyrique et dynamique a beaucoup exploré dans ce monde des signes où l'émotion et le réfléchi se conjuguent.
Kato n'a jamais été séduit par la matiére et l'empâtement. Il a toujours eu un goût de la propreté. Pas d'éclaboussures ni de coulées de peintures. Les surfaces de ses tableaux brûlent de feux lents jusqu'à sa dernière grande toile à dominantes grises. Un grand rythme se pénètre peu à peu d'une clarté diffuse, la brume se déchire. Les aiguilles se figent, le temps s'efface, au seuil de cette composition lumineuse, sereine. Un prodigieux mystère nous enveloppe, nous envahit, nous pénètre, nous gorge de son inexplicable recueillement, sans toutefois nous initier à sa confidence et nous avouer ses mots de passe.
Pourquoi faut-il cependant que nous nous efforcions constamment de percer à jour l'énigmatique plénitude des œuvres de Kato, où la rigueur le dispute à la seule volupté de la lumière, la simplicité des compositions au frémissement diffus qui les rend insolites, et nous contraint de les observer toujours sans trop savoir si l'émotion qu'elles nous suggèrent provient de la splendeur des coloris, ou de la présence invisible de leur univers chuchoté.
La pure contemplation est, à vrai dire, l'unique réponse qui nous vienne à l'esprit. Et toute l'œuvre de Kato traduit beaucoup mieux l'actualité et la vitalité de l'École de Paris que ne le feraient tous les discours.
Reproduit de catalogue de l'exposition de KATO à Seibu Art FORUM à TOKYO, en 1987 |
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Hajime KATO, mon époux,est né à Kanda, Tokyo, en février 1925. Toute sa vie, jusqu'à son décès survenu le 10 février 2000 à Paris, il se consacre corps et âme au cyclisme et à la peinture.
Dans sa jeunesse, tous ses espoirs sont fondés sur le cyclisme. De 1947 à 1949, il collectionne les victoires dans de nombreuses épreuves cyclistes de la Réunion athlétique nationale (Kokutaï), ce qui lui vaut d'être présélectionné en tant que premier représentant du Japon aux Jeux olympiques de Helsinki pour les épreuves de cyclisme. Cependant, les dettes fiscales de sa famille le contraignent à renoncer aux Jeux réservés aux seuls amateurs pour se tourner vers le cyclisme professionnel (Keirin) dont le statut social est au plus bas à cette époque. Pour le sportif de haut niveau qu'il est devenu, le choix est douloureux. Mais les épreuves de cette époque se transformeront en ressorts d'accomplissements tardifs; Kato, devenu membre, puis vice-président de la Fédération internationale de cyclisme professionnel voit sur le tard trois de ses rêves devenir réalité: introduire le Keirin dans la catégorie course des Championnats du monde de cyclisme (1980), hisser un sportif japonais sur la plus haute marche du podium international (K. Nakano, champion du monde de vitesse 1977 à 1986), inviter les Championnats du monde au Japon (1990).
Pour ce qui est de la peinture, il dessine depuis son plus jeune âge et ne peut vivre sans avoir à portée de main du papier et des pinceaux. A l'époque, comme beaucoup d'enfants de sa génération, il se passionne pour les croquis d'avoins. Il laisse derrière lui de nombreux dessins d'avions réalistes qui vont jusqu'à faire ressentir la texture de l'acier. Il n'a que deux ans lorsque son père décède prématurément, à l'âge de trente-trois ans. C'est à ce même âge que Kato, en 1958, abandonne tout, quitte le Japon et gagne Paris, tenté de connaître les possibilités qui s'offrent à lui dans la voie de la peinture. Quarante-deux années durant, il fait de Paris son lieu de travail, fasciné par la douce luminosité de son atmosphère. Chaque jour il se rend à son atelier, qu'il vente ou qu'il neige, car c'est là qu'il peut goûter au bonheur de peindre.
Peu à peu, il tente de se détacher des diverses influences que lui offre la vie artistique à Paris pour trouver son propre style. Les dix premières années se déclinent en d'innombrables tentatives et récidives.La fin des années 60 le voit peu à peu s'acheminer vers un style personnel. Aujourd'hui, un seul regard suffit pour reconnaître une toile de Kato.
Parfois, il me racontait que sur une piste, il existait une ligne d'arrivée, alors qu'en peinture, aucune fin n'était envisageable. Kato a écrit au début de son autobiographie Peindre dans le vent (Kaze ni egaku): "...Bien sûr, ma vie n'est pas aussi dramatique que les vies que l'on peut voir au cinéma. J'ai survécu à l'ère Showa comme la plupart des gens de ma génération; j'étais un japonais parmi d'autres. Je n'ai fait que continuer à courir, car sinon, je serais tombé. J'ai pu tenir jusqu'au jour d'aujourd'hui, aiguillé par ce désir irrépressible de courir. Et si plus tard, cette motivation devait s'effaçer en moi... peut-être ne me resterait-il qu' à chuter." Peut-être a-t-il écrit cela en pressentant sa propre mort. J'ai pourtant la certitude que ce désir ne s'est pas dissipé un seul instant et qu'il l'a emporté avec lui dans l'au-delà. En effet, le mot qu'il m'a donné à entendre avant de mourir est resté gravé dans mon souvenir.
Deux mois et demi avant son décès, malgré la souffrance, il se rendait encore quotidiennement à l'atelier, serrant la boîte de chimothérapie contre lui, habité par une énergie qui surprenait même son médecin. Le tableau qu'il devait présenter au Salon d'automne de cette année put ainsi être achevé. Cependant, après cela, il n'était plus question de bouger et il fut contraint de s'aliter.
A la fin du mois de janvier 2000, quelques jours avant sa disparition, lorsque, entre deux prises de morphine, il paraissait être quelque peu conscient, je lui demandai "Qu'est-ce que tu as le plus envie de faire à présent?". Il me répondit aussi clairement qu'il le put, d'un seul élan: "peindre!". Ce fut là son dernier mot audible.
Après son décès, je me suis rendue à l'atelier. Là une grande toile de 120 Figure était posée, vierge, sur le chevalet, comme un signe manifeste de sa dernière volonté, comme s'il avait voulu dire " à partir d'aujourd'hui, je m'y remets". Son état ne le lui permettait plus. Pourtant, J'en suis certaine, les images multicolores de ce tableau devaient courir dans sa tête, prêtes à être peintes.
La toile blanche pleine d'images invisibles attendait le retour de son maître. |
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